Une légende sur l'émeraude


 


Les indiens Muzos, farouches guerriers de la région des émeraudes, avaient une légende : ils racontaient que le Dieu Are était un jour apparu sous la forme d’une immense ombre traversant d'un vol lent l'immensité de l'espace et du ciel. Frôlant les rives du grand fleuve Magdalena, son sillage sombre irisa la Madre Tierra et en fit surgir les montagnes et les vallées, le souffle de son passage donnant ainsi naissance aux majestueuses cordillères qui leur servaient alors de sanctuaire.

Are, suprême créateur du territoire et du peuple des Muzos, s'arrêta ensuite aux frontières du fleuve sacré Carare et d'une poignée de terre forma deux idoles qu'il appela Fura (femme) et Tena (homme). Il plongea ensuite ces deux figurines dans le courant, où purifiées par les baisers de l'écume, elles prirent vies devenant ainsi les illustres ancêtres de la lignée indienne et les premiers êtres humains.

Are, comme tout bon père attentionné, leur enseigna les limites de leurs domaines, leur apprit à cultiver la terre pour se nourrir de ses abondances, à teindre les couvertures pour s’en vêtir, et à lutter bravement pour se défendre des fauves et des êtres étranges qui peuplaient alors ces contrées indomptées et sauvages. Il leur inculqua la liberté sans limites, leur donna le sol, la lune et les étoiles, et pour qu'ils puissent en jouir éternellement, leur concéda le privilège d'une jeunesse perpétuelle.

Sa prodigalité à l’égard de ses enfants n’avait qu’une condition : leur amour réciproque devait ne jamais de démentir, leur union spirituelle et leur fidélité devaient demeurer aussi sincères que profondes pour assurer cette pure et étroite complicité garante de pérennité dans l'ordre sacré de la création. 

Ainsi siècles après siècles, Fura et Tena formèrent le monde des Muzos, irriguant de leur bonheur préservé les champs fertiles de l'humanité, veillant sur les hommes avec la sagesse et l’amour dont ils avaient été les premiers bénéficiaires, et transcendant leur peuple à l’image du don qu’Are leur avait consenti dans sa grande mansuétude bienveillante.

Un jour cependant, arriva un être d’une race étrange que nul ne connaissait. Il se nommait Zarbi, et était en quête d'une fleur miraculeuse poussant dans les escarres les plus mystérieuses des grandes Cordillères et possédant le pouvoir de guérir toutes les souffrances et les maladies. Demandant son chemin à la belle Fura,  il sut susciter en elle une indicible curiosité. Elle décida donc de l'accompagner pour l’aider dans sa quête au travers des terres que son père lui avait légué en patrimoine perpétuel . 

Ils marchèrent ensemble longtemps à travers les vallées et les montagnes escarpées, bravant la nature luxuriante et franchissant les fleuves pour s'enfoncer toujours plus profondément dans le sein qui avait vu grandir et proliférer son peuple. Au hasard du périple et des embûches naquit bientôt entre eux une tendre complicité. Attiré par le charme de cet être mystérieux, Fura ne put longtemps lui résister et trahit finalement son vœu de fidélité éternelle à Tena.

La sentence du dieu Are, fut sans appel et implacable.  Pour que Fura comprenne la profondeur et la portée de son crime, Tena devait se suicider devant ses yeux sans qu'elle ne tente de l'en empêcher.  

Méticuleusement, Tena aiguisa sa macana pour lui donner la forme d'un poignard et, prostré aux pieds de son amante éternelle, il se transperça le cœur sans faillir. Durant huit jours, elle dut conserver à ses chevilles le corps sans vie de son éternel amant pour comprendre et expier la douleur suscitée par sa propre trahison

La peine et l'affliction de Fura furent immenses. Ses cris de douleur raisonnèrent en un millier d'échos dans la quiétude de la jungle et se transformèrent en une nuée de papillons multicolores voletant  dans toutes les directions pour annoncer au monde sa souffrance et son affliction . Ses larmes se déversèrent en torrent sur la terre de son peuple,  se changeant au contact du sol en une cordillère d'émeraudes d'un éclat vert aussi profond que lumineux. 

Zarbi se transforma en un fleuve tumultueux qui s'abattit furieusement  contre Fura soutenant toujours Tena à ses genoux. Sa force les sépara pour toujours comme les deux flancs de la vallée des émeraudes où serpente encore aujourd'hui le célèbre torrent connu sous le nom de Rio Minero.

Fura et Tena furent finalement pardonnés par le dieu Are. Bienveillant et clément, ce dernier leur confia une nouvelle grande responsabilité en les chargeant de veiller sur les paysans qui mettent en valeur, entretiennent et chérissent le legs éternel concédé par la nature. 

Et ainsi la paix universelle revint dans la vallée où depuis lors, le sang de Zarbi s'écoule en un fleuve torrentueux,
des eaux qui découvrent, clarifient, lavent et font briller depuis toujours les émeraudes de Muzo, larmes de l'infidèle mais repentie Fura.

Traduction réalisée par  Émeric Dupont et arrangée par mes soins  sur la base d'une légende  chroniquée en espagnol en 1841.