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- " Réseaux parallèles et État : corruption, compromis et tolérance passive dans la filière de l'émeraude colombienne ", Revue Tiers Monde, octobre 2000
- Tableau de présentation synoptique du flux de distribution de la production d’émeraudes colombiennes

 

ABSTRACT : 

The informal economy as a institutionnalised form of development

Economic and socio-historic analysis about links between informality, State and regulation in the dynamic of development

A study through the practic case of Colombian Esmerald Network


 

Even if for the last few years, the issue on informality concerning the research in economy's development has been rather wordy, it is often difficult to delineate with precision, the influences and strategic upspring of the multiplications of parallel realities such as drug traffiquing, unreported labour and open street commerce... in the historic establishment of structures of a given economy or aerea of productivity.

It is hard to define globally the effective part played by the logics of parallel activities within the dynamics of development and the modes of establisment of a National institutional system. Therefore, the aim of this thesis is to study the informal logics from a pluridisciplinary angle able to bring an exhaustive survey of their organizational specificities, and to analyse dynamicaly their capacity to build up an influence on the forms of an evolutive institutional system.

Through a study realized on the grounds in Colombia on the modes of historical establisment of emerald production channels, and the methodology then applied to the state definition process, we intend to define precisely the characteristics of informal economy and the weight of its strategic influence on the economic structure and the global regulation of the systyem in which they perform in a dynamic manner. In order to enlight the part of the parallel economy in the constitution of a systemical organization, this study adopts a holist research angle as to determine the real place of informality in the development process of Colombia, and the nature of its relationship with formal economy. Thus, it becomes possible to explain and illustrate the state tolerance in front of non respected edicted codes and rules, questionning altogether the nature and the modes of constitution of organic complementarity links and the narrow coordination that may exist between these logics (informal and formal) in the definition of a regulated hybrid system, efficient and rational in the context of its historical constitution.

 

 

Article : 

Réseaux parallèles et État 

corruption, compromis et tolérance passive dans la filière de l'émeraude colombienne

Revue Tiers Monde, octobre 2000

L’histoire de la filière de l’émeraude colombienne témoigne du dynamisme structurel des logiques informelles et de leurs influences incontournables dans la définition des institutions économiques et des réseaux qui configurent et assurent la régulation systémique de la production et des marchés. L’institutionnalisation étatique récente de l’exploitation et du commerce dans les formes que leur ont donné les comportements parallèles, constitue donc à ce titre une preuve de la capacité des comportements déviants à jouer le rôle de moteur dans le développement sectoriel en définissant des cadres d’action opérationnels, même s’ils ne sont pas optimaux au sens classique du terme ni sans limite face à l'État.

Introduction

Les principaux sites esméraldiféres de Colombie[1] (Muzo, Coscuez et Chivor) dominent de nos jours le marché international en fournissant plus de 80% des émeraudes de la plus haute qualité au monde. Peu sensibles aux variations conjoncturelles, les revenus générés par les exportations enregistrées placent cette production au huitième rang dans la valeur des exportations totales du pays et au quatrième rang dans les productions exportées d’origine minière. Véritable manne naturelle, l'exploitation de cette précieuse ressource qui date de l'époque précolombienne, s'est depuis largement modernisée et a été déclarée d'utilité publique par le gouvernement colombien, eu égard aux plus values impressionnantes engendrées par la demande inextinguible qui anime son commerce international.

            Cependant, aussi évocateur qu'il puisse être, ce classement ne semble être que faiblement représentatif de la véritable importance du marché colombien de l'émeraude. Fondé sur les déclarations volontaires des exportations légales, il néglige volontairement ou plutôt évite de prendre en compte le commerce informel, une activité prolifique existant dans le pays depuis la genèse de l’exploitation industrielle de cette ressource naturelle. On estime en effet que la valeur déclarée des exportations légales n’est représentative que de 20 à 30% du marché réel des émeraudes colombiennes, le reliquat échappant totalement au circuit officiel théoriquement contrôlé par l’organisme d’État, Mineralco S.A.

Initié et régulé par des réseaux parallèles structurés et structurants, ce commerce non officiel bénéficie aujourd'hui d'une tolérance administrative de fait témoignant à l'évidence  au moins d'une endogénéisation passive des modes d'organisation parallèles dans la dynamique officielle globale, au plus d'une hybridation des structures institutionnelles du secteur. Pour en comprendre les fondements et les incidences dans la régulation systémique, il devient donc nécessaire de se pencher plus précisément sur les structures organisationnelles de cette filière singulière et les modes de comportements des acteurs qui la constituent.

Ainsi, nous espérons non seulement illustrer la dynamique propre de l'organisation informelle qui s'exprime dans son incroyable faculté à changer sa forme sans pour autant changer le fond, mais également définir les raisons profondes du non-interventionnisme de l'État en ce domaine, les limites tactiques de sa tolérance de l'irrégularité, en bref les capacités d'évolution et de reproduction systémique d'une filière dont l'essentiel des normes n'est ni créé, ni géré par la puissance publique.

I De la production au commerce de l'émeraude : Histoire des règles et définition du contexte

• De l'histoire des configurations productives…

C'est en 1824, au sortir des troubles de l'indépendance, que l’entrée croissante de nombreux acteurs locaux dans les zones minières commença à entraîner progressivement l’apparition et le développement de conventions et d’institutions locales informelles (règles du jeu tacitement adoptées par les acteurs), se substituant sans peine au cadre officiel hiératique imposé par la jeune - et inexpérimentée - république de Colombie.

 Contrôlées par les caciques - relais effectifs et objectifs d'une autorité locale défaillante-, ce furent bientôt de véritables organisations parallèles structurées et structurantes qui régnèrent sur les sites, monopolisant le pouvoir, échafaudant et imposant leurs normes et leurs règles propres, par défaut de conventions institutionnelles englobantes et dépersonnalisées propres à permettre l'extinction des liens de solidarité clanique et à canaliser l’afflux massif des entrants attirés par les perspectives alléchantes de fortune.

En s'accaparant la charge de la régulation de l'organisation territoriale et de la coordination des relations économiques et productives, ces derniers initièrent des dispositifs organisationnels parallèles qui jouèrent un rôle essentiel et prédominant dans les processus d’apprentissage collectif, et dans la constitution des relations de coordination qui définirent et cimentèrent effectivement le tissu du système productif local et ses principaux modes de fonctionnement

Par la dispense de droits d'exploitation informels en l'absence effective de l'autorité étatique et d'un cadre administratif minier sur les zones, ces formes parallèles de pouvoir s’aliénèrent ainsi des milliers de mineurs indépendants, légitimant doublement leur ascendant dans l'organisation et la régulation des configurations productives d'une filière à l'architecture institutionnelle faible.

            En 1911, conscient de cet état de fait et de la montée en puissance de ces organisations parallèles libres de toute entrave légale, la puissance publique tenta néanmoins de réagir et développa son implication dans l'activité minière et la gestion des ressources nationales. Pour lutter contre le développement de la production parallèle, le gouvernement interdit en premier lieu l’attribution de licences d’exploitation pour les dépôts alluvionnaires d’émeraudes dérivés de la désagrégation des gisements, mais sans pour autant remplacer les codes informels préexistants par un dispositif administratif légal propre à contrôler l’afflux des guaqueros au bas des concessions minières ; les entrées s’amplifièrent donc à un rythme frénétique.

            Face à ce constat des plus déplorables sur l’efficacité réelle de ses directives, l’État s’engagea donc progressivement dans une logique de confrontation ouverte, verrouillant les sites grâce à un dispositif de protection assuré par des gardes gouvernementaux armés. Cette mesure aussi autoritaire qu’intransigeante provoqua de nombreuses réactions de la part des guaqueros évincés au profit d'un dispositif étatique jugé inique et inadapté. Passé le temps de l'influence consensuelle, le site de Muzo fut donc bientôt promptement repris par la force, les instigateurs sommant le gouvernement de continuer sa politique de non-intervention, sous peine de voir éclater un affrontement armé sans précédent dans les régions minières. Pour la première fois, ces groupes informels agrégeant guaqueros et caciques s’érigeaient en contre-pouvoirs face à l’autorité administrative, et dévoilaient ainsi leur véritable puissance, militaire, sociale et politique, au vu et au sus d’un gouvernement timide et manifestement dépassé par les événements. Ce bras de fer dura de nombreuses années.

            En 1947, le Gouvernement colombien fit une nouvelle tentative pour éliminer le marché informel des émeraudes en accordant à la Banque de la République les concessions d’exploitations des mines principales pour une durée de 20 ans. Au terme du contrat, face à la corruption de ses propres agents, à la mise à sac des gisements et au climat de chaos régnant toujours dans les régions minières, le Gouvernement créa l’ « Empresa Colombiana de Minas » (Ecominas) pour tenter une fois de plus de contrôler et de rationaliser la production. Conjointement, dans le but de « réguler la distribution nationale et internationale de pierres », le Gouvernement suspendit indéfiniment toute attribution de permis pour l’exploitation de l’émeraude, et Ecominas se vit seul autorisé à acheter les gemmes aux sources privées existantes, pour les faire tailler et les vendre sur le marché international.

Dans les faits, le régime économique de fonctionnement sectoriel fondé sur une logique de production et d’échanges à dominante informelle ne put jamais être durablement infléchi et le monopole tourna très tôt à vide. Les réseaux devenus incontournables comme substituts locaux de l'autorité administrative, avaient déjà accumulé suffisamment de pouvoir (social, économique, de négociation) pour constituer une alternative forte et prédominante aux tentatives de prise de contrôle effective de la puissance publique ; en 1971, l’apport des exploitations minières clandestines fut officiellement évalué à 90% de la somme totale des émeraudes entrant sur les marchés mondiaux.

            Dans l’incapacité effective de réduire ou de canaliser ces comportements déviants et les compromis institutionnels informels régulant le secteur, l’État fut donc progressivement contraint de les entériner afin d’empêcher la dégénérescence de la situation sociale dans les mines provoquée par son intrusion forcée. Il le fit d’une manière officielle dès 1977 en accordant aux groupes « les plus influents, puissants et décidés de la région » les premières concessions privées. Ces contrats officialisèrent ainsi les principales exploitations informelles en reconnaissent implicitement les rapports de pouvoir et de domination existant depuis des décennies dans les régions minières. La production parallèle profita dés lors d'une assise institutionnelle, un habillage contractuel étatique qui assimila les spécificités organisationnelles des réseaux en se pliant à un compromis négocié avec les caciques, maîtres objectifs de la filière des mines.

… aux dispositifs organisationnels des filières commerciales

Durant les dernières années, le commerce des émeraudes colombiennes suivit donc une évolution normative comparable à celle de la production. Malgré le développement d'un monopole d'État sur la distribution du produit, toute tentative de rationalisation étatique fut sans réel effet sur l’évolution du marché officiel qui ne cessa de se restreindre.

L'activité commerciale clandestine s’était organisée dans une rue sombre et encaissée du centre-ville de Bogota, la Calle Catorce, où se vendaient quotidiennement (et en presque totale impunité grâce à l'importante corruption) plusieurs milliers de carats provenant des détournements de la production officielle des districts miniers ou des exploitations clandestines, déjà nombreuses sur les zones de réserve nationale.

            Malgré la reconnaissance officielle des pourvoyeurs du marché parallèle par l'attribution de concessions privés, cette "institutionnalisation de l'informel" n'eut pas les effets escomptés au niveau de l'organisation commerciale.

Ainsi, bien que jouissant d’un droit légal de production, ces sociétés d'exploitation "légalisées" continuèrent à utiliser les réseaux informels de commerce leur permettant alors d’esquiver les contreparties économiques des modalités d’attribution de concessions officielles définies sur le niveau de la production et contractés dans les termes d'application des concessions. De fait, les commisionnaires et esmeralderos du marché parallèle de Bogota perpétuèrent cette tradition qui leur permettait non seulement d'esquiver les taxes prélevées sur toute opération commerciale, mais également de rester en phase avec les sources principales d'approvisionnement du marché.

En 1984, le Gouvernement persévéra en édictant des normes et des dispositions juridiques censées assurer un contrôle strict du commerce intérieur et extérieur de ces gemmes, et assigna le Ministère des Mines et de l’Énergie à l’élaboration et au suivi de mesures précises de régulation de l’activité productive et commerciale[2].

En définitive, devant l'inefficacité de réformes majoritairement non respectées, la présomption de contrebande pour les émeraudes non protégées par la guia délivrée par l’entité administrative fut abandonnée et le commerce officiellement libéralisé. Sans se donner l'impression d'avoir capitulé, l'État abandonnait en fait une grande partie de ses prérogatives de régulation et de contrôle à un marché à dominante maîtrisé par les réseaux parallèles.

Libéré du joug du contrôle administratif, le commerce de l'émeraude ne cesse de s’accroître depuis, en volume et en valeur, profitant d’une demande faiblement élastique et échappant manifestement aux variations conjoncturelles du marché international.

A l'occasion de la libéralisation, la Bourse ouverte de la Calle Catorce s’est simplement déplacée d’une rue pour s’installer sur les trottoirs de l’une des plus grandes artères de la ville, l’Avenida Jimenez, face à la préfecture de police. Là, esmeralderos et comisionistas peuvent dorénavant profiter de l'éclairage optimal que confère la lumière naturelle du Nord pour examiner les pierres à l’œil nu.

 Depuis, cette rue ne désemplit plus d’une activité fébrile qui, tous les matins de la semaine, met en relation acheteurs et vendeurs d’émeraudes faisant ainsi directement le rapprochement entre l’offre et la demande du marché. La plupart de ces agents ne sont pas enregistrés officiellement par l’administration, mais négocient néanmoins en toute légitimité plusieurs millions de dollars de marchandise par jour. C’est par le volume de ce commerce florissant qu’ils parviennent ainsi, non seulement à concurrencer les circuits officiels de distribution des émeraudes, mais de plus à fixer le niveau des prix en comparant quotidiennement l’approvisionnement réel du marché et la demande des différents bureaux d’achats et des négociants.

Au niveau du marché international, les formes de la filière de l'émeraude ouvrent sur un champ de pratiques parallèles qui perpétue les logiques internes du système. Ainsi, officiellement, on « … estime que plus de 60% des émeraudes colombiennes sont exportées illégalement, la plupart à destination des États-Unis. [...] Même quand la production est légale, l’exportation demeure largement illégale[3] ».

            En effet, les comparaisons entre les chiffres de sorties de pierres de Colombie et les données recueillies à l’entrée des pays importateurs laissent apparaître une éloquente différence qui met non seulement en valeur l’importante contrebande caractérisant le commerce extérieur de l’émeraude, mais également l'ascendant tout relatif de la loi nationale et internationale sur le marché de la ressource.

            D’après Alvaro Viña, directeur du bureau des exportations de Mineralco S.A., sur le millier de firmes exportatrices officiellement répertoriées sur le territoire national, seules trente d’entre elles déclarent effectivement une partie de leurs activités. Les autres n’en demeurent pourtant pas moins économiquement actives, exportant d’une manière informelle des lots d’émeraudes à destination de négociants ou de bureaux étrangers peu intéressés par la provenance exacte de la production si cette dernière satisfait des exigences de prix et de qualité avantageuses. Ainsi, pour de multiples raisons autant fiscales que commerciales, ces sociétés procèdent à l’envoi non déclaré d’une grande partie de la production nationale de pierres précieuses, changeant leurs stratégies commerciales en fonction du dispositif légal du pays dans lequel sera effectivement exportée la marchandise négociée (en utilisant par exemple des techniques de sur ou de sous facturation). Ces transactions commerciales parallèles n’ouvrent sur aucun versement de contrepartie pour l’État, qui voit fuir au gré des réseaux de contrebande, une grande partie de ces recettes rentières.

            Seules exceptions à la règle, les autorités douanières japonaises exigent explicitement tous les documents d’exportation et d’embarquement officiels relatifs aux lots de pierres concernés et révisés par Mineralco, pour autoriser l’entrée sur son territoire national. Cette insistance explique le faible taux de commerce informel à destination du Japon, où d’après les registres du JETRO (Japan External Trade Organisation) les exportations d’émeraudes non enregistrées préalablement en Colombie sont, en moyenne de l’ordre de 15% annuel. Néanmoins, l’accroissement spectaculaire de la demande en émeraudes des autres pays d’Asie nous incite à croire que ces régions peu regardantes sur le commerce de contrebande, sont progressivement devenues des bufferzones où la marchandise d'abord vendue, peut être ensuite réexportée au Japon accompagnée des documents officiels d’acquisition qui interdisent de déterminer la provenance exacte des lots produits et/ou échangés d’une manière informelle.

            D’autres pays, à l’instar des États-Unis, n’ont nulle exigence concernant les documents révisés officiellement par l’organisme d’État du pays d’origine pour autoriser l’entrée de la marchandise concernée sur le territoire national, si le commerce de ce bien n’a rien d’illégal au niveau international et si le dépositaire peut se prévaloir d’une simple facture. Ainsi, les comparaisons entre les exportations enregistrées et les données fournies par le Bureau des Mines du département américain de l’intérieur, révèlent une vérité plus éclairante de la réalité du commerce des émeraudes colombiennes. Ainsi, depuis 1981, seulement 19% du total annuel moyen des entrées ont effectivement fait l’objet d’un enregistrement légal à la sortie du territoire colombien, un chiffre qui serait encore plus éloquent si on pouvait y rendre compte des exportations purement et simplement non déclarées à l’office des douanes américain et de celles volontairement sous-évaluées.

            De même, concernant les exportations d’émeraudes à destination de la Suisse, l’énoncé de l’importance du commerce  non déclaré est très démonstratif de la primordialité de cette logique commerciale informelle. Premier marché de l’or et second pays le plus riche de l’hémisphère, la confédération Suisse est devenue aujourd’hui la principale plaque tournante européenne pour la diffusion des émeraudes de Colombie. Selon les données fournies par l’Ambassade de Suisse en Colombie, seulement 8,1% en moyenne des exportations d’émeraudes vers l’empire helvétique sont officiellement enregistrées comme telles par Mineralco.

Pour les autres pays comme l’Allemagne, Hong Kong, le Panama, Israël, l’Espagne, la France et l’Italie, on estime que le niveau des exportations non enregistrées est similaire aux moyennes établies pour les États-Unis et la Suisse. Néanmoins, la quantification exacte de ce phénomène s’avère difficile, compte tenu de la non-existence dans ces pays de registres officiels indiquant le total des importations spécifiques d’émeraudes en provenance de Colombie.

En définitive, la véritable ampleur du commerce des émeraudes colombiennes reste donc une inconnue pour l’administration des mines, même si les déclarations officielles d’exportation font fièrement état d’un montant de plus de 458 millions de dollars pour l’année 1995. Ce chiffre souffre cependant de n’être qu’une donnée fondée sur les déclarations volontaires des agents, et ne saurait rendre compte que d’une fraction du commerce réel des précieuses gemmes comprise que nous avons évalué entre 20 et 30% du total effectif. D’après nos estimations, les exportations légales et illégales confondues constitueraient donc prés de 10% du total des exportations globales du pays pour l’année 1995, un chiffre qui place « informellement » cette industrie en tête des postes économiques de la Colombie, et qui fait de la filière de l’émeraude une des sources les plus prodigues du revenu national.

 

En conclusion, après des années de luttes et d’oppositions administratives, la libéralisation des activités commerciales résulta de la définition de compromis entre l’État et les principaux intervenants, reconnaissant implicitement la suprématie d’une forme d’organisation instituée à l’initiative des groupes d’informels et concurrençant efficacement le monopole établi sur la ressource par la puissance publique.

Cette reconnaissance de jure d’un phénomène existant déjà de facto permit d’officialiser un dispositif institutionnel néanmoins contraint par des structures de marché issues d’une organisation informelle du négoce. Le compromis s’établit à un point qui permettait à l’État de réduire les possibilités de corruption de ces agents (considérée comme une production jointe à l’activité), d’atténuer les coûts de la répression, de l’incitation et du contrôle, tout en espérant récupérer une partie des ressources dont il avait été jusqu’alors injustement spolié. Pour les commerçants, cette libéralisation permis de sortir de la clandestinité et ainsi de réduire les frais supplémentaires engendrés par le statut d’informel (coûts de dissimulation de l'activité) tout en augmentant leurs marges, la fin de la répression entraînant une recrudescence de production échangée, une baisse des prix du produit et des coûts de distribution. Pour les réseaux, cette libéralisation mit au premier plan leurs capacités de structuration et de contrôle,  faisant de leurs normes et de leurs règles, les ressorts effectifs de la régulation systémique actuelle de la filière.

Devant les difficultés pour promouvoir un changement socio-économique d'envergure dans la filière, l'État s'appliqua donc en définitive à adapter l'utilité de ses institutions aux nécessités du marché parallèle constitué. Les cadres normatifs définis par la puissance publique ne furent donc destinés qu’à tenter de réguler ce qui pouvait être considéré comme dysfonctionnel par rapport à la reproduction du système, c’est à dire les conflits d’intérêts et la violence qui les matérialisaient, sans pour autant imposer au marché de nouvelles procédures de coordination et d’incitations puisque les structures en présence y avaient déjà pourvu. Au vu de l’évolution des normes du marché contraintes par les réseaux parallèles, on peut donc maintenant facilement admettre que ce sont les pratiques informelles qui régulèrent effectivement le droit au cours de l’évolution du système, contraignant dialectiquement les codes officiels à codifier l’informalité selon une double logique : « en permettre l’épanouissement et lui offrir des garde-fous lorsqu’elle engendre d’excessives oppositions d’intérêts[4] ».

Fondamentalement donc, rien ne changea sur le marché des émeraudes au niveau des rapports entre vendeurs et acheteurs, toujours déterminés suivant les logiques et codes parallèles qui avaient présidés à leur instauration et leur perpétuation en dynamique ; l’incidence de l’effort fut cependant sensible dans l’atténuation des formidables tensions sociales gravitant dans la sphère de l’émeraude, et dans la rationalisation générale de la concurrence sur le marché. Ainsi, grâce à l’éclairage nouveau de la légalité sur l’activité, ce « lever de rideau » fut propice à renforcer les différentes procédures de régulation de la filière en mettant au premier plan les modes de régulation des réseaux de l’émeraude cristallisés autour des activités officiellement légales ou officieusement libres à l’entrée du secteur.

Ces derniers, bâtis sur des liens personnalisés entre individus, opéraient ainsi à une structuration précise de l'espace économique et de l'offre nationale en apparaissant comme des instances de normalisation alternatives à l'État, leurs conventions réglementant la concurrence potentielle et imposant une certaine discipline qui protégeait efficacement le secteur des entrées inopinées ou de l’apparition des comportements opportunistes qui naissent souvent dans des domaines libéralisés. Découlant de l’appartenance des actifs à des réseaux homogénéisateurs des comportements, ces normes subjectives permettaient ainsi de minimiser les coûts de fonctionnement de la filière et d’en maximiser le potentiel en protégeant le marché par la définition de conventions organisationnelles instituant un mécanisme d’autorité qui permette d’améliorer l’efficacité individuelle et collective des agents en situation de forte incertitude et de garantir le respect de la parole dans la passation des transactions : car la liberté totale n’est pas souvent une bonne solution pour les affaires, la multiplication des intervenants développant l’aléa moral, la possible émergence de comportements opportunistes ou de prédation, les affrontements pour la conquête de parts de marché, et donc une méfiance qui n’est pas véritablement propice à la passation des contrats et à la coordination efficace de l’organisation. En fait, l’incomplétude des procédures contractuelles qui souffrent de ne reposer sur aucune disposition discrétionnaire de contrôle puisqu’elles s’expriment dans l’informel, eut souvent tendance à susciter un phénomène de défiance pouvant aboutir à la manifestation du processus d’anti-sélection décrit par Akerlof.

L'institutionnalisation de l’informel permit donc paradoxalement d’accorder aux réseaux parallèles une place prépondérante dans la régulation de la filière en accordant à ces normes organisationnelles, une reconnaissance tacite de leur efficacité intrinsèque dans l’organisation systémique. Ce faisant, le marché de l'émeraude résulte donc aujourd’hui pleinement, à l’instar des autres institutions économiques, d’un processus volontaire de structuration initié par les agents présents dans la filière pour réduire les aléas de l’incertitude et de la rationalité limitée individuelle qui en découle, et maximiser la recherche de leurs intérêts propres ; mais l'originalité est qu'ici, les normes de comportements sont directement issues d'un processus de structuration informel, une constatation importante car si elle nous renseigne précisément sur la dynamique potentielle de l'informalité économique, elle soulève aussi de nombreuses questions cruciales sur les possibles évolutions d’une telle filière d’activité hybride où coexistent des rationalités antagonistes mais complémentaires.

II Vers quelle évolution ? : du pouvoir des lobbies miniers aux limites de la tolérance étatique

 

Nous avons vu que la production et les marchés de l’émeraude, bien qu’officiellement contrôlés par un dispositif institutionnel étatique, échappaient dans une large mesure aux tentatives de normalisation de la puissance publique en exprimant des configurations parallèles que le pouvoir public ne parvenait pas à circonscrire.

Cependant, dire que la filière est à dominante informelle car elle ne respecte pas scrupuleusement les règles et codes étatiques établis, ne signifie pas pour autant qu’elle échappe effectivement à tout contrôle ou qu’elle soit démunie d’une codification propre conditionnant et régulant son organisation et son évolution. Effectivement, la configuration organisationnelle du secteur ne correspond pas au parangon de l’économie industrielle car les acteurs collectifs en présence ne se déclinent pas en firmes mais en réseaux personnels agrégateurs, réunissant des groupements d’affaires selon des liens non purement économiques ou simplement marchands.

De ce fait, nous ne nous trouvons pas à l’évidence en présence d’un système dont l’organisation dépend d’une confrontation des entreprises sur le marché définissant la forme des institutions économiques suivant le principe de l’efficacité optimale des contrats et de la minimisation des comportements opportunistes entre acteurs, mais face à des réseaux personnalisés qui s’affrontent pour la préservation de leurs intérêts propres et le développement de leur champ d’action. Si les formes effectives des institutions économiques sont déterminées par l’action individuelle et collective canalisée par les réseaux personnels, les configurations émergentes et leur capacité d'évolution seront donc fortement contingentes à la hiérarchie existante et au pouvoir de négociation des acteurs en présence.

• Lobbies miniers et groupes de pression informels : la hiérarchie des réseaux face à  l'État

            Il existe en fait de nombreux réseaux dans la filière de l’émeraude, c’est-à-dire de nombreuses « formes particulières d’organisation des collectifs », des assemblages de modalités de coordination[5] qui attestent l’existence d’une pluralité de logiques et de situations d’informalité différentes. Cependant, si on considère que l’expression des droits subjectifs des individus au travers de ces superstructures d’influence varie en fonction de la place que chacun occupe dans la hiérarchie interne du réseau, il doit exister indubitablement une hiérarchie externe qui préside à l’agencement fonctionnel de cette constellation de réseaux d’influence dans la filière, une classification conditionnée par les possibilités d’utilisation effectives des normes juridiques.

            De fait, les réseaux de l’émeraude fonctionnent à des fins nettement plus larges que la simple recherche d’enrichissement personnel. Effectivement, cette motivation n’est pas absente, mais le système de valeurs constitutif des réseaux est infiniment plus complexe et dépasse nettement « le domaine matériel ou monétaire car il intègre des volontés de pouvoir stratégique et politique[6] ». Il faut bien sûr opérer une distinction des différents niveaux où ces réseaux s’insèrent et opèrent pour déterminer véritablement les bases de leur mode de structuration respectif et les objectifs propres qu’ils poursuivent ; mais, en tant qu’instance de normalisation parallèle à l’État, chaque réseau intègre « le politique, l’économique et le social, puisque pour accumuler du pouvoir financier et politique, il se développe à partir de principes d’entraide et de solidarité[7] ».

            À partir de là, nous avons vu que l’on pouvait grosso modo concevoir deux voies parallèles dans la filière de l’émeraude réunis par des liens internes et externes de dépendance et d’interdépendances : d’un côté, les grands sociétés officielles œuvrant sur des sites donnés en concessions par le gouvernement ; de l’autre côté, les informels (indépendants) agissant sur un marché formalisé de fait.

            Le premier réseau s’est donc développé sur des bases corporatives, tandis que le second qui est en fait une agrégation de différents réseaux atomisés à différents niveaux de l’activité (communautés d’intérêts ou associations de guaqueros, petits producteurs indépendants, associations d’esmeralderos et d’artisans lapidaires...) semble s’être structuré sur une notion d’appartenance sectorielle.

            Les objectifs de ces deux types de réseaux sont donc à l’évidence différenciés : le réseau corporatiste entend s’afficher comme une instance régulatrice primordiale et susciter une interdépendance rapprochée entre les intérêts gouvernementaux et ceux de la filière qu’il représente, afin de parvenir à verrouiller son mode d’organisation. Les principes de coordination utilisés ne relèvent donc pas forcément de la corruption active de fonctionnaires, les transactions étant souvent moins monétaires qu’on ne l’envisagerait d’ordinaire en pareil cas. En empruntant d’autres formes d’échange dans le registre de la faveur par exemple, les tractations s’habillent d’une aura de justification où l’émancipation de la règle légale est moins perçue comme une déviation opportuniste que comme un réajustement normal du dispositif institutionnel aux impératifs économiques de la corporation.

On ne peut donc pas parler de corruption stricto sensu pour aborder les liens existant entre exploitants sous concessions et société étatique de gestion des ressources, mais plutôt d’un intense lobbying des membres du réseau formé par les grandes compagnies minières sur l’État propriétaire du sous-sol. La modernité du réseau réside là : ceux qui défiaient il y a quelques années la puissance étatique par la force de leur configuration productive et organisationnelle informelle offensive, entendent préconiser et soutenir maintenant la constitution d’un régime corporatif qui les introniserait officiellement maîtres absolu de leur « ordre ». Car qu’implique précisément la corporation si ce n’est la possibilité de monopoliser le pouvoir réglementaire et judiciaire pour sa propre organisation sans interface de l’administration publique.

La doctrine subséquente n’a donc pas fondamentalement changé même si l’exploitation revêt maintenant des aspects officiels ; seuls les moyens de son expression ont évolué : le groupe de pression corporatif s’est juste substitué au contre-pouvoir informel, sitôt que son pouvoir fut reconnu et entériné dans le cadre d’une institutionnalisation de ses logiques fondatrices. Par cet évolution, l’État instaura donc une hiérarchie patente entre les diverses formes d’organisations, concrétisant la place d’un réseau de relations personnelles sur d’autres dans le développement du modèle d’activité. Fondamentalement donc, la réussite de ce projet fut moins due à des innovations organisationnelles qu’aux capacités de combinaison entre connexions politiques et membres opérateurs dont disposaient les membres du réseau lui-même. L’État et le réseau formé par les principaux dirigeants de l’industrie de l’émeraude agissent donc maintenant en partenaires sur la base d’accords spécifiques et complémentaires fondés sur des rapports de coordination conflictuelle. D’un côté, les principales entreprises exploitantes vont donc continuer à défendre leurs intérêts particuliers et à construire des rapports de force en leur faveur, tandis que de l’autre côté, la puissance publique devenu un acteur spécifique parmi d’autres doit assumer des responsabilités nouvelles en matière de régulation selon des objectifs légitimés par la recherche et la défense de l’intérêt général.

            La dynamique du système tend donc à devenir imperceptiblement différente par rapport à la période précédente : en modifiant par la reconnaissance le positionnement des réseaux du secteur dans la base institutionnelle existante, l’État a non seulement impulsé une dynamique parmi ces derniers qui peut remettre en cause le fragile équilibre établi en concrétisant des rapports de force exclusif entre les agents en présence, mais il a également légitimé un champ d’action et accru le pouvoir politique, social et économique de ceux qui en font partie. Les projets deviennent donc de moins en moins concurrentiels et paradoxalement, l’État approfondit ainsi l’asymétrie informationnelle existant entre les structures de réseaux et son propre système de régulation. Dit autrement, la concentration du marché favorisant la collusion et les ententes entre les unités restantes, l’apparition d’une structure monopolistique (prix et profit de monopole) est à prévoir puisque le réseau qui sous-tend la formation est doté de barrières à l’entrée efficaces et qui vont en se complexifiant. À n’en point douter, ce type d’organisation aura donc un coût social évident car le partage des profits est susceptible de devenir moins repérable et plus exclusif sitôt que l’influence de la filière de l’émeraude dans le régime d’accumulation national devient incontournable pour des raisons politiques ou économiques. De plus, le mouvement de concentration évincera de nombreuses unités ne disposant pas des moyens d’intégrer le nouveau système, ce qui aura pour effet de réserver le marché à certains intervenants et de provoquer l’interruption de nombreuses activités de production.

            Le futur de la filière de l’émeraude est donc quelque part éminemment prévisible, la réorientation des rapports de pouvoir dans le cadre du régime d’accumulation national ne laissant que peu de chances à un « ordre purement informel » phagocyté de l’intérieur même par la puissance acquise par ses membres les plus actifs au travers d’un processus réglementaire endogénéisateur récent. Les autres réseaux personnels ne disposant ni des appuis politiques ni des moyens financiers du réseau dominant la hiérarchie, leur pouvoir tend donc à se diluer au fur et à mesure que se restreint leur champ de négociation et que s’accroît le pouvoir du réseau dominant. Dit autrement, si la forme du système organisationnel proposé par la corporation de l’émeraude tend à se verrouiller et à se figer grâce à la prédominance active du réseau interpersonnel composé par les acteurs dirigeants, nul doute qu’à terme les autres possibilités seront dûment éliminées. Non que la forme organisationnelle, les contrats et les conventions mises en place soient supérieurs aux autres alternatives évincées selon un processus naturel de sélection darwinien, mais simplement car les ressources dont dispose le réseau dominant dans la négociation permettent intrinsèquement à ce dernier de s’imposer comme instance politique et économique incontournable, et de pénétrer le plus grand nombre de domaines institutionnels adéquats pour fixer précisément ses règles.

• La dynamique institutionnelle et économique de l'informel : vers quelle évolution ?

 

             Il est donc fort probable que la configuration future de la filière n’évolue pas dans le sens du processus capitaliste libéral comme l’envisagerait normalement toute procédure de rationalisation organisationnelle de l’activité économique, mais adopte une forme intermédiaire résultant des rapports de pouvoir à l’œuvre dans le secteur. L’émergence récente d’un dispositif corporatiste nous renforce dans cette opinion : les rapports capitalistes sont adaptés en fonction des règles et des codes de fonctionnement internes de la filière, et donc des réseaux qui agissent en son sein. Il n’y a donc pas eu fondamentalement de transformation des structures de fonctionnement sous l’influence de la reconnaissance étatique, mais plutôt une hybridation structurelle dont les spécificités organisationnelles sont définies par la confrontation des réseaux constitués au marché. De ce fait, il est fort probable que l’avenir de la filière institutionnalisée reproduira précisément les cadres qui ont présidé à son épanouissement structurel sans que les arrangements contractuels internes ne changent fondamentalement. N'en demeure, cette reconnaissance peut donc susciter l’apparition de comportements dont l’opportunisme systémique pourrait s’avérer porteur de dysfonctionnalité, des dynamiques centrifuges incompatibles dès lors avec la stratégie tolérante de l'État.

            Car, nous savons que le principal souci actuel du gouvernement colombien est actuellement de restaurer l’image de marque de son pays pour que les investissements étrangers s’y trouvent en confiance malgré les "a priori " et les appels à la défiance véhiculés par le gouvernement américain. L’objectif primordial de la puissance publique est donc non seulement de limiter effectivement les points de dysfonctionnalité systémique qui apparaissent comme facteurs d’instabilité et de désordres sociaux, et de renforcer symétriquement les points dynamiques de son régime d’accumulation, mais également d’habiller des logiques économiques qui in extenso pourraient susciter au moins un phénomène de méfiance dans la passation des transactions contractuelles, au plus leur non-réalisation effective. La tolérance étatique face aux contournements et détournements systématiques des dispositifs institutionnels représente donc à ce titre une modalité d’ajustement spécifique nécessaire du régime à un phénomène de l’informalité dont l’étendue semble toucher toutes les activités économiques et structurer le pays tout autant que l’économie formelle ; mais, elle n'est en aucun cas suffisante. En effet, si ces logiques assument des fonctions dont la puissance publique semble progressivement se détourner (invalidité du système de protection sociale, désengagement de l’État dans le processus de socialisation de la force de travail) dégageant ainsi l’État d’une charge difficile, elles n’en constituent pas moins des « bombes à retardement politiques et sociales[8] » concrétisant l’affaiblissement des régulations institutionnelles au profit de régulations parallèles dans le mode de développement national. À ce titre, la politique étatique de tolérance se doit donc souvent d’être complétée par des dispositifs de légitimation des activités concernées destinés à permettre l’instauration d’un protocole de confiance dans l’ordre établi même s’il est informel, et surtout si l’activité concerné se concrétise au niveau international. La mise en cohérence systémique nécessaire entre économie formelle et économie informelle doit donc passer par le biais d’un processus d’ajustement complexe permettant d’impulser une articulation dynamique entre les deux phénomènes interpénétrés pour non seulement permettre de rétablir une cohésion fonctionnelle des comportements individualistes au niveau national, mais également restaurer conséquemment le pouvoir étatique pour que ce dernier serve de garant au niveau international à la configuration sus-générée.

            Considérant la filière de production et de commercialisation de l’émeraude colombienne, nous avons pu nous rendre amplement compte de la spécificité de l’intervention publique dans ce secteur à haute plus value. La reconnaissance des dispositifs sectoriels majoritairement à l’œuvre dans la filière a donné lieu à une institutionnalisation de ces configurations avec définitions de règles idoines « officielles », mais n’a pourtant pas induit une rationalisation complète de l’activité selon les paradigmes classiques de l’économie industrielle. Au plus, elle a conféré une légitimité d’action à certains intervenants au détriment d’autres, destinée à satisfaire les attentes politiques suscitées par les groupes de pressions miniers les plus importants, et à légitimer l’action internationale de ces émissaires « légaux » de la filière. Elle a en fait reconnu un état des lieux qu’elle ne maîtrise que relativement afin que les oppositions d’intérêts n’embrassent plus les zones d’exploitation, et que la production ainsi que le commerce puissent être maintenus sans souffrir des querelles d’interprétation suscitées par le manque de précisions (ou d’accomplissement) des dispositifs administratifs précédents et du manque de confiance au niveau international qui pouvait en découler.

            Ce faisant, le pouvoir institutionnel a entériné une répartition et un agencement d’influences dont il n’est pas le producteur direct, reconnaissant de fait des rapports de pouvoir qu’il modèle et influence empiriquement peu, mais qui apparemment confèrent une certaine stabilité, un équilibre de situation propice au maintien de la filière de l’émeraude dans le régime d’accumulation du pays. En conséquence, l’État a donc impulsé inintentionnellement un réaménagement systémique dont les répercussions économiques, politiques et sociales se jugeront à l’aune des capacités des grands propriétaires miniers à développer et à dynamiser une production et un marché hautement lucratif pour l’économie nationale.

            Durant quelques années, la situation a d’ailleurs semblé évoluer précisément en ces termes. Cependant, cette méthode a apparemment les défauts de ses qualités, car en permettant une certaine stabilisation des dynamiques à l’œuvre dans la filière, elle a suscité l’approfondissement de stratégies offensives de capture du marché initialisée par les plus puissants intervenants miniers et la cristallisation de barrières à l’entrée dans le secteur fort préjudiciable à son insertion internationale. En effet, depuis 1995, la politique d’assèchement des marchés impulsée par le principal intervenant dans la pyramide de l’exploitation minière V. Carranza[9], a abouti à une phagocytose diligente de la capacité d’offre nationale et à l’extension des parts du marché pour le groupe de Muzo[10] devenu insidieusement monopoleur. À ce titre, ces stratégies économiques furent donc très amèrement ressenties par les autres négociants indépendants qui virent leurs activités se privatiser, se réserver et leurs revenus spoliés au nom d’une rationalisation de la configuration sectorielle ressemblant à une « corporatisation » monopolistique du patrimoine des ressources. De plus, les concessions ont été depuis peu grillagées, et les informels présents sur les nombreux sites de l’exploitation invités à se reconvertir. Peu de marchandises ont donc actuellement tendance à remonter des sites miniers, les compagnies officielles ayant investi dans de nouvelles techniques d’exploitation (à l’image des exploitations industrielles de diamants d’Afrique du Sud) qui limitent au maximum l’expulsion des déchets[11].

            Effectivement, le recours à d’importants investissements en capitaux et en technologies nécessite le contrôle strict et l’établissement de certains niveaux de prix pour les compagnies, et on peut comprendre que les dirigeants miniers tiennent maintenant à s’assurer que les petits exploitants et indépendants qui minimisent les frais d’exploitation et les investissements de base ne mettent plus sur le marché de matières à des prix plus concurrentiels que leurs propres unités. Subséquemment, deux tiers des esmeralderos se sont retirés du marché par manque de marchandises à négocier et prix trop élevés en conséquence. Les ateliers de taille informels tendent donc à disparaître, de même que les sociétés d’achats nationales ou étrangères qui œuvraient sur le marché. Vers où se dirige donc la production si elle n’irrigue plus le marché interne ? Essentiellement, vers l’exportation directe au travers de liens de « partnerships » passés avec les grandes places mondiales. Cette technique a l’insigne avantage de permettre d’opérer un contrôle ultime sur le prix puisqu’en l’absence de concurrence, la corporation de l’émeraude a tout loisir d’afficher ses volontés péremptoires en matière tarifaire. L’État ayant de plus renoncé à percevoir une taxe à l’exportation sur cette précieuse ressource, tout vient confirmer la prééminence actuelle de la corporation des émeraudes.

                Quelle sera la réaction des informels - guaqueros, esmeralderos, comisionistas, tailladores - face à leur évincement progressif d’un secteur productif et commercial aussi initialement « démocratique » que fortement rémunérateur ? La question se pose avec encore plus d’intensité quand on sait que la filière de l’émeraude concerne directement ou indirectement près de huit cents mille personnes au niveau national, ce qui en fait le deuxième employeur de Colombie après l’État. Certes, force est de constater que la responsabilité de l’État est pleinement en cause : moins que de permettre un contrôle actif et une gestion rationnelle de l’exploitation d’une ressource rare, son intervention n’a fait que renforcer l’autonomie d’un pouvoir discrétionnaire privé qui peut maintenant imposer péremptoirement ses desiderata organisationnels ; ce pouvoir à interroger la nature même du régime politique soutenant la puissance publique si ce dernier ne se soumet pas pleinement à sa volonté. Ce faisant, ce pouvoir apparaît empiriquement sans limite effective, même si ses bases ne sont pas aussi solides qu’on ne pourrait le croire à première vue. En effet, la tolérance étatique ne peut s’exprimer au-delà d’une certain seuil qui correspond en fait à la préservation de son niveau d’insertion internationale ; et c’est précisément là que le bât blesse.

En effet, la chute des prix sur le marché, la baisse de qualité des exportations de pierres[12] et la concentration monopolistique qui les a engendré, a révélé dernièrement une situation de crise dans le secteur dont les implications dépassent largement le cadre de contrôle des principaux réseaux. Déficit de confiance, effondrement de la demande, défiance des acheteurs étrangers... cette situation inédite a affaibli en fait considérablement le pouvoir de négociation des intervenants miniers responsables de la concentration stratégique du marché et de la dépression qui affecte maintenant l’ensemble de l’organisation nationale de l’émeraude. Ainsi, elle a non seulement relativisé la légitimité fonctionnelle de leur influence, mais également rendu pertinente l’intervention de l’État pour restaurer un équilibre national malmené par des pressions corporatives apparaissant maintenant comme parfaitement dysfonctionnelles pour la perpétuation et le développement productif de l’activité.

La mise en garde de l’État n’a donc pas tardé à se faire jour. Dès l’ouverture du premier congrès international de l’émeraude colombienne en 1998, le discours d’inauguration prononcé par Lazaro Mejia, ministre du commerce extérieur, a été clair : « l’objectif du gouvernement est de démonter l’offre oligopolistique des quatre compagnies existantes au travers d’une bourse à multiples participations afin de relancer la confiance dans la qualité de l’émeraude de Colombie, de faire remonter les prix et d’équilibrer l’offre et la demande ». Quelques jours après cette intervention très remarquée, Carranza était incarcéré sous le motif de constitution illégale d’une armée paramilitaire de près de quatre mille hommes. Par cet acte, l'État redéfinissait les limites de la transgression de l’ordre établi dans des perspectives susceptibles de renforcer la confiance des investisseurs étrangers potentiels et de relancer conséquemment la demande internationale. Ainsi, il mettait en exergue les limites de sa tolérance face aux dynamiques informelles dans le développement systémique.

 

Conclusion

A l'évidence, les logiques informelles témoignent d'un dynamisme structurel certain dans la filière de l’émeraude, où elles se sont perpétuées durablement au travers des institutions économiques et des réseaux d’influence qui donnent leur configuration à la production et au marché, et assurent sa régulation systémique.

            Il n'est pas donc faux de dire que ce sont les comportements déviants qui constituent le véritable moteur sectoriel de cette filière puisque l'enchevêtrement de logiques contractuelles parallèles fut fondateur de pouvoirs susceptibles d’engendrer effectivement le changement attendu des conventions en agissant directement au niveau économique, politique et social de la structuration systémique. L’institutionnalisation récente de l’activité ne peut donc s'apparenter au plus qu'à un habillage sémantique ou idéologique d’une réalité difficile à contrôler matériellement, suscité de l’intérieur par une mise en exergue des avantages organisationnelles et opératoires de la configuration existante. De ce fait, la « formalisation » de l’informel ne peut plus être entendue comme une procédure d’endogénéisation volontaire de sa puissance dans le cadre réglementaire, mais simplement comme la matérialisation normative d'une aura de reconnaissance par l'État, prompte à légitimer l'action et l’influence primordiale des normes parallèles dans la maîtrise du système.

Cet constatation éclaire sous un meilleur angle la stratégie de tolérance adoptée par l’État face aux manquements incessants à ses dispositifs réglementaires commis par les grandes sociétés minières, un modèle en vertu duquel il importe plus d’assouplir sa ligne directrice sur les points où les dispositifs à l’œuvre sur le marché se confrontent au processus réglementaire devenant par là même facteurs de dysfonctionnalités, que d’accroître le carcan répressif en prenant le risque de rompre le fragile équilibre instauré depuis la fin de la guerre des émeraudes dans les modes d’organisation et de régulation sectoriels du système. Cependant, elle nous renseigne également sur ses limites patentes, manifestement atteintes lorsque le réseau dominant entreprit de se réserver le marché à la faveur de la reconnaissance étatique.

Afin de répondre à la crise survenue dès lors dans la filière, l'État a donc repris à son compte le projet de « Bourse colombienne des pierres précieuses ». Les dispositions prévues dans ce nouveau cadre d'action sont claires : un dépôt obligatoire destiné à classer et à certifier la marchandise, « afin que tous connaissent sans aucun doute la qualité de l’objet négocié » et que rien ne puisse se négocier sans le certificat délivré par le dépôt ou en dehors du système boursier ; la création d’une chambre de compensation recueillant des fonds de garanties obligatoires afin d'évincer les agents ne disposant pas d’un financement suffisant, soit la plupart des esmeralderos présents sur le marché parallèle ; enfin la création d’un « tribunal de discipline » composés des principaux actionnaires, des fonctionnaires de la Bourse et de « personnes indépendantes », chargés de juger et d’appliquer des sanctions en cas d’infractions au règlement interne du marché.

            Par la fixation de procédures coordonnées de passation de contrats, de conventions d’échange et d’un dispositif de surveillance (et de répression) des accords réduisant théoriquement les asymétries informationnelles et les possibilités d’apparition de comportements opportunistes, les mécanismes contractuels fondamentaux de cette organisation boursière concrétisent certes à première vue des attributs incitatifs qui invitent les agents à suivre un comportement « optimal ». Cependant, il reste à savoir quels seront les agents qui seront effectivement en charge de l’organisation et de la régulation d’un tel système, car l'État n'affiche comme nous venons de le voir, qu'une maîtrise relative de la production et du marché. Au vu de   l’influence incontournable et prédatrice des grandes sociétés exploitantes, nul doute que les négociations ne font que commencer.



[1] . Cet article est issu d'une étude de terrain réalisée en 1995 et actualisée en février 2000, ayant donnée lieu à la soutenance d'une thèse de Doctorat en Sciences Économiques consacrée à «L'Économie Informelle comme mode de développement institutionnalisé : liens entre Informalité, État et Régulation dans la dynamique du développement - Une étude au travers du cas pratique de la filière de l'émeraude colombienne" ; Nice Sophia Antipolis, 1998.

[2]. Ces fonctions sont aujourd’hui déléguées à Mineralco, société anonyme de l’État, qui se charge officiellement d’enregistrer les lapidaires et les commerçants présents sur le marché, d’organiser et de délivrer des droits à l’exportation, et de sanctionner le cas échéant les individus en infraction avec les obligations consignées dans le Décret.

[3]. Propos de Félix Rueda, ingénieur minier en chef d’ECOMINAS, premier organisme administratif chargé du contrôle de l’industrie minière colombienne, cités par Fred WARD dans « Emeralds », in National Geographic, Juillet 1990.

[4]. MORICE A., « Les maîtres de l’informel », in B. LAUTIER, C. DE MIRAS, A. MORICE, L’État et l’informel, Éditions L’Harmattan, Paris, 1991, p. 204.

[5]. Cf. CALLON M., « Réseaux technico-économiques et irréversibilités », in BOYER R., CHAVANCE B., GODART O. (Eds), Les figures de l’irréversibilité en économie, Éditions de l’EHESS, Paris, 1991.

[6]. CARTIER-BRESSON J, « L’économie de la corruption - de la définition d’un marché de la corruption à l’étude de ses formes organisationnelles : un premier bilan des analyses économiques de la corruption », in DONATELLA DELLA PORTA et MENY Y. (sous la direction de), Démocratie et corruption en Europe, Coll. Recherches, Ed. La Découverte, 1995, p. 161.

[7]. Ibidem.

[8]. LAUTIER B., L’économie informelle dans le tiers monde, Coll. Repères, Ed. La découverte, Paris, 1994, p. 114.

[9]. « Carranza contrôle les principales entreprises qui exploitent l’émeraude en Colombie. Il maîtrise plus de cinquante pour cent de Tecminas, Coexminas et Esmeracol, les firmes qui ont obtenues les meilleures concessions concédées par l’État pour l’extraction de l’émeraude à l’occident du Boyaca», El Tiempo,  1997.

[10] . Fief officiel de V. Carranza au travers des compagnies qu'il dirige majoritairement, la mine de Muzo est devenu le siège de son groupe d'influence par opposition au groupe de Coscuez où ce dernier n'est officiellement que "partenaire de la production".

[11] .  Auparavant, les mines officielles n'exploitaient qu'une partie des coupes à la recherche des plus gros bruts et rejetaient des tonnes de calcite esmeraldifére en contrebas (lors d'opérations appellées tambre) où les guaqueros pouvaient encore extraire des pierres de moindre envergure. Ce faisant, ces "chercheurs de trésors" parvenaient à produire plus de 30 % des émeraudes du marché.

[12]. Due aux barrières à l’entrée et aux structures de réseau qui ont souvent bridé les innovations dans le secteur. Voir à ce titre, Jean-Marc GUILLELMET, «L'Économie Informelle comme mode de développement institutionnalisé : liens entre Informalité, État et Régulation dans la dynamique du développement - Une étude au travers du cas pratique de la filière de l'émeraude colombienne" ; op. cit. p. 228-241.