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Section 3 : Les
Chroniques de la "Guerra Verde" B)
L’histoire du dispositif institutionnel du secteur de l’émeraude : un bilan
des compromis • Période 1 : avant l’Indépendance |
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B) L'histoire du dispositif institutionnel du secteur de l'émeraude : un bilan des compromis Comme nous avons pu le constater au cours de cette présentation diachronique de la filière de l’émeraude colombienne, l’histoire et l’économie sont à l’évidence deux disciplines intrinsèquement liées. Les plus grands théoriciens tels A. Smith, Malthus ou Marx, utilisèrent d’ailleurs très tôt une méthode historique pour appréhender les problèmes économiques de leur temps, s’appuyant non seulement sur les connaissances qu’ils pouvaient avoir de l’économie contemporaine et de celles des époques antérieures, mais développant de plus une sensibilité particulière pour la relativité historique des situations et des mécanismes étudiés. Depuis, la conception de la temporalité que véhicula la théorie néoclassique dominante ne permit de mener que des études foncièrement a-chroniques de l’économie, tant les hypothèses d’homogénéité de la variable temporelle empêchait d’analyser les discontinuités majeures de l’histoire économique. Comme l’écrit Patrick Verley, « l’outil théorique y est appliqué pour éclairer les épisodes historiques , sans relativité diachronique » ; il s’avère donc impossible d’éclairer la dynamique des transformations qui s’opèrent dans une société évoluant au travers d’époques différentes, un blocage contingent à des modèles perdant leurs pertinences du moment qu’ils se présentent comme valables en tout temps et en tout lieu. La vision régulationniste est bien moins restrictive. En acceptant les apports des disciplines voisines comme l’histoire, la sociologie et les sciences politiques, elle permet de recomposer le champ d’analyse « de façon à constituer des unités pertinentes intégrant logique économique, préservation du lien social, importance du politique dans la solution, toujours provisoire, aux conflits qui ne cessent d’émerger de tout ordre socio-économique », et de prôner l’historicité fondamentale de tout processus de développement économique. Cette approche historique qui fait « dépendre l’avenir de l’effet largement inintentionnel des stratégies d’aujourd’hui », permet donc de rendre compte des innovations organisationnelles, sociales, politiques ou même technologiques qui engendrèrent la transformation des rapports socio-économiques, et de repérer ainsi les formes prises par la dynamique institutionnelle et économique dans le long terme. Appliquée au niveau sectoriel, cette dialectique permet de procéder à une analyse novatrice de la dynamique économique, en mettant en évidence des sphères d’activités où se déploient des dispositifs institutionnels particuliers, fruit d’un processus de construction sociale et politique repérable historiquement. Ainsi, au long de l’histoire qui vit le développement économique du secteur minier de l’émeraude en Colombie, s’illustrèrent les processus complexes qui présidèrent à l’instauration progressive d’une certaine dynamique institutionnelle. Issue de la définition graduelle d’un régime économique de fonctionnement, elle résulte dans son expression de la forme particulière du dispositif institutionnel de la filière. Celui-ci, construit historiquement et socialement, découle d’un lent processus marqué par des situations de conflits et de tensions entre agents économiques de la filière qui engendrèrent des fluctuations, des crises et des ajustements dont témoigne l’architecture institutionnelle actuelle de la filière de l’émeraude. Il importe donc de mener une analyse micro-institutionnelle du secteur afin d’identifier les régularités qui ont servies de supports à la gestation du régime économique de fonctionnement, « les combinaisons spécifiques d’organisations et d’institutions, nées des nouvelles contraintes et opportunités ». Cette tâche implique le repérage de quatre principaux cycles historiques séparés par des crises ayant entraînées une altération et/ou une mutation des modes organisationnels sectoriels du système précédent. •
Période 1 : avant l’Indépendance
Cette période est caractérisée par l’émergence des théories mercantilistes, reflet fidèle des deux grands faits du temps considéré, l’afflux de richesses en provenance du Nouveau Monde et l’essor monarchique. L’économie se retrouve détaché de toute préoccupation éthique, tous préconisant la recherche inextinguible de l’opulence. « L’heur des hommes pour en parler à notre mode, consiste principalement en la richesse » écrit alors Mont-Chrétien, et il conseille aux princes de « faire trouver à leurs sujets les moyens de s’enrichir ». Plusieurs moyens sont envisagés pour réaliser un tel dessein. Mais la Monarchie espagnole ne retient que le plus intuitif, que nous reconnaîtrons sous le terme de métallisme, un système économique où « les métaux précieux apparaissent comme la richesse par excellence en raison de leur valeur intrinsèque de trésors impérissables .» Les politiques économiques menées à l’époque ne visèrent donc qu’à nourrir un régime d’accumulation au sens strict, en empêchant l’or, l’argent et les pierres précieuses arrivant d’Amérique de sortir des frontières du territoire national espagnol. Le préjugé impliquant « qu’il n’y a que l’abondance d’argent pour un État qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance » fut fondateur de motivations publiques essentiellement prédatrices à l’égard des ressources du nouveau continent. L’architecture institutionnelle du secteur de l’émeraude, basée sur l’institutionnalisation autoritaire de conventions exportées suivait donc nécessairement les mêmes logiques. L’organisation de la concurrence aboutit à la définition d’un monopole d’État délégué aux émissaires royaux dans un premier temps, et à l’administration directe des gisements par la suite. Le rapport social de travail se fit esclavagiste profitant ainsi de l’abondance de la main d’oeuvre indienne sur le territoire, véritable manne pour une exploitation à moindre frais des ressources précieuses. Cependant, en faisant de l’abondance monétaire un stimulant de la production et du crédit (par la baisse du taux d’intérêt), les mercantilistes de l’époque confondaient deux éléments fondamentaux, la monnaie et le capital. Cette méprise théorique allait conduire à des résultats désastreux, sitôt que furent imposées les formes institutionnelles dans les régions colonisées de l’ancien empire Chibcha. Un régime économique de fonctionnement ne put s’établir durablement dans les mines d’émeraudes, compte tenu de la faiblesse effective de l’investissement en capital réalisé dans les secteurs productifs, et de la surexploitation irrationnelle de la force de travail autochtone. La recherche d’une hypothétique stabilité de reproductibilité ne put donc se fonder que sur la contrainte, et non sur une logique de production et d’échanges. Enfermé dans les entraves du chemin mercantile, le régime d’accumulation espagnol fut conforté par un sévère régime fiscal, accompagné d’un contrôle douanier strict. Les dépenses de la monarchie étant de nature purement politique (militaire, ostentatoire), l’impôt et les multiples taxes furent unanimement perçus comme un prélèvement du nécessaire, sans redistribution effective, parasitant le développement de la production nationale et détruisant ainsi les bases de la reproduction simple. Du fait des nombreuses inégalités dans la répartition du revenu, la consommation intérieure fut alimentée par les classes riches, ce qui contribua plus sûrement à l’émergence d’habitudes d’oisiveté déplorables, qu’à la création d’un salariat et d’un entreprenariat industriel qui auraient pu stimuler l’essor de la production. Dans les mines, l’épuisement prévisible de la configuration productive esclavagiste fut générateur de conflits et d’oppositions au sein même du processus de production, provoquant l’apparition et l’expression croissante de comportements déviants de la part des agents économiques. Les pesantes structures fiscales (dont la légitimité dans le Nouveau Monde s’effilochait aussi vite que les individus prenaient conscience et reproduisaient à leur profit l’attitude mercantiliste du système d’État) entraînèrent le développement de la contrebande et accentuèrent les détournements de production pour alimenter le commerce informel naissant. Le faible développement constitutionnel du Nouveau Monde laissant aux employés administratifs une grande marge d’autonomie sans imposer précisément de systèmes normatifs dans le domaine de l’intégrité, la corruption se nourrit d’une demande politique nouvelle provenant de groupes s’estimant lésés par l’affirmation aléatoire du nouvel « équilibre » politique et par la réservation des avantages économiques à certaines classes. Avec le développement de l’esprit colonial et l’augmentation du métissage, le décalage entre le système de valeurs occidentales et la culture des colons s’accrut ainsi progressivement. Le fonctionnaire se trouva donc sujet à de nombreuses pressions : l’une venant du public et s’opposant à un cadre administratif pesant, inefficace et inadapté aux nouvelles mœurs, l’autre résultant des modèles de consommation occidentaux inspirant une volonté traditionnelle d’ostentation ; la dernière reflétant le poids des structures sociales dérivées du modèle de l’ancien régime espagnol et imposant donc favoritisme et népotisme en situation d’incertitude. Dans les mines, l’essor de tels comportements ne fit qu’accentuer les problèmes liés à la surexploitation du travail, chacun cherchant à tirer avantage personnel ou familial de sa charge de fonctionnaire au détriment des revenus de la Monarchie et des indiens pressurés à l’extrême. Cette situation désagrégea aussi sûrement les bases de la reproduction de l’activité, que se constituèrent dans le même temps, des fortunes informelles issus de la captation des gains de production. Cela peut expliquer que, malgré les nombreux effectifs impliqués dans l’exploitation des mines, les ressources extraites effectivement déclarées à la Couronne d’Espagne furent faibles, sinon inexistantes. En conclusion, cette époque fut caractérisée au niveau du secteur de l’émeraude par des structures de gouvernance de l’activité de faible épaisseur institutionnelle, engendrées par un État mercantile peu disposé de toute façon à financer effectivement les dépenses administratives et productives pour instituer le territoire découvert comme une partie officielle du Royaume espagnol. Le système politique parasitaire mis en place ne disposait donc pas de la possibilité de définir une convention d’ensemble dominante du territoire qui permette les adaptations non prévisibles qu’exige toute dynamique industrielle dans un contexte environnemental incertain. Les acteurs locaux, bien que soumis à des règles et des conventions formelles établies au niveau local mais foncièrement inadaptées au Nouveau Continent, n’avaient donc aucun sentiment ni aucune preuve tangible de leur appartenance à une entreprise commune. Seul le Royaume d’Espagne profita ainsi directement d’une faible promotion du progrès industriel et social induite par la richesse accumulée sur le dos des colonies d’outre-mer. Cas typique du modèle mercantiliste, l’orientation de la production s’y réalisa dans le sens du développement de quelques industries de luxe (soie, velours, dentelles, objets d’arts...) et de la recrudescence des importations, un tissu économique profondément instable irrigué par un apport financier sans cesse plus important des régions sauvages de l’empire colonial. Face à cette prédation sans contrepartie effective et à l’érosion de l’attachement des fonctionnaires à un État dépersonnalisé et mercantile, les agents en charge des mines adoptèrent des comportements déviants fortement individualistes, qui préfiguraient l’essor d’une ère de libéralisme économique et l’apparition consécutive de nouvelles normes politiques dérivant de la libre opinion de chaque individu. Durant cette période de transition systémique, la configuration institutionnelle du secteur fut donc gravement remise en cause par la mutation des rapports sociaux, et l’effondrement prévisible du mode de production irrationnel imposé jusqu’alors. Le système productif local éclata donc sous l’effet d’une crise majeure du mode de régulation sectoriel pernicieux et nuisible, et dont l’existence ne tenait qu’à l’exercice d’une contrainte violente, mais foncièrement stérile à long terme. •
Période 2 : de l’Indépendance à la fin de la deuxième guerre mondiale
Le système colonial se heurta aux limites économiques, sociales et politiques du mode de production mis en place par l’Espagne. Son effondrement accompagnant et engendrant dans une certaine mesure un changement des mentalités, ce processus impliqua la passage à l’âge de l’individualisme, - « d’une société subordonnée à un ensemble de normes, de coutumes, de traditions acceptées comme telles vers une société qui se veut indépendante » -. Après une période troublée et anarchique, un nouveau système politique se mit donc en place, affirma sa détermination à constituer un État de droit et son ambition à étendre de nouveaux dispositifs institutionnels à la confédération des territoires d’influence. Cependant, le pays nouvellement créé et d’ores et déjà ruiné par des années de guerres fratricides, ne disposait pas des moyens effectifs de mener à bien ces réformes. L’architecture institutionnelles du secteur de l’émeraude témoigna en cela des difficultés de l’action étatique non seulement au niveau économique, mais également au niveau politique et social. Les motivations du jeune État s’avéraient troubles : la dépense finale était largement non utilitaire économiquement parlant puisqu’elle s’orienta plus sur le soutien de la reproduction du pouvoir d’État dans un univers politique incertain, que sur la définition de politiques de promotion des industries nationales. L’organisation de l’activité minière répondit donc à une logique stricte de prélèvement sans contrepartie directe de la part de l’administration dans l’aménagement en infrastructures des sites. Dépourvu de dispositifs de coordination et de contrôle, ce faible cadre institutionnel sectoriel déléguant les responsabilités de régulation de l’activité à des compagnies étrangères était incapable d’entraîner le développement du système productif local dans le sens escompté. Sans proximité institutionnelle, il n’y avait aucune chance d’instaurer une hypothétique cohésion sociale du système productif minier. Chaque intervenant continuait donc à oeuvrer en fonction de son propre intérêt égoïste, détournant les règles instituées officiellement (mais sans conviction coercitive) pour perpétuer les rémanences des structures anciennes jugées plus adaptées dans un environnement inchangé et toujours aussi incertain. La faible architecture institutionnelle du secteur entraîna donc l’apparition et le développement de conventions et d’institutions locales informelles (règles du jeu tacitement adoptées par les acteurs locaux) se substituant sans peine au cadre officiel famélique sus-défini. Les dispositifs organisationnels parallèles jouèrent ainsi un rôle essentiel dans les processus d’apprentissage collectif et dans la constitution de relations de coopération qui cimentèrent le système productif local. On assista donc à l’apparition de communautés minières rassemblant des clans d’individus, et mettant en oeuvre une forme de cohésion dérivée à l’origine de l’adhésion des acteurs locaux à des règles du jeu valables au niveau d’un petit groupe, mais pour le fait, étendues à l’ensemble du secteur. Aussi, en dépit des efforts de l’État, la définition d’un régime économique de fonctionnement fut fondée sur une logique de production à dominante informelle et une logique d’échanges parallèles rentrant directement en contradiction avec les volontés de la puissance publique. Dans l’incapacité effective de réduire ou de canaliser ces comportements déviants, l’État, au travers de son pouvoir coercitif, tenta donc de briser les compromis institutionnels informels régulant le secteur, sans pour autant créer et prôner la mise en action de codes et de conventions organisatrices de substitution. Cette démarche niant les particularités de la sphère d’activité et méprisant dans une certaine mesure les forces constituées dans le secteur, provoqua l’apparition d’une crise majeure et l’émergence de conflits sociaux dans les régions minières. Cette situation de bouleversement fut propice à l’instauration locale de l’hégémonie des mineurs et des producteurs informels, et permis la structuration du bloc régional autour de la défense des règles et des conventions informelles existantes. Face à cette dynamique sociale insaisissable rompue à la préservation de son mode ancestral d’organisation et de ses intérêts dans la production, un processus de sortie de crise par la définition de compromis aurait du prévaloir dans l’optique gouvernementale. A contrario, le poids de l’État dans les mines se fit encore plus pesant, et dans le cadre institutionnel de son intervention (matérialisé par la Banque de la République), la politique minière décidée prôna l’instauration d’un monopole discriminant, une structure organisationnelle fort mal adaptée pour un secteur caractérisée par l’importance de groupes professionnels locaux affirmant une volonté croissante d’autonomie vis-à-vis du niveau global. Paralysée par un excès d’indétermination et incapable d’un pilotage global de sortie de crise, cette politique n’engendra que de mauvaises conditions de validation des agents privés qui s’évertueront à mettre en échec toute tentative publique de rationalisation de l’activité minière. • Période 3 : de la crise de quarante-cinq à l’avènement institutionnel de la puissance de l’informel des années quatre-vingt De 1947 à 1967, la Banque de la République obtint contre toute attente le monopole d’exploitation des principales mines d’émeraudes, malgré les manifestations et oppositions violentes des différents groupes sociaux oeuvrant informellement dans les sites et réclamant une cogestion des ressources marquant la partage du pouvoir de décision et d’organisation entre l’État et les représentants de la profession parallèle présents sur les sites. La fin de non-recevoir du gouvernement, en dépit de l’évidente insuffisance du dispositif institutionnel mis en place pour engendrer un régime économique de fonctionnement efficace du secteur minier, aurait pu être définie dans les termes de Garcia Marquez comme la chronique d’un échec annoncé. En réaction contre un édit autoritariste méprisant ouvertement les acteurs les plus concernés par la production, les comportements déviants se multiplièrent dans les districts miniers, fondant en symétrie ou même en complémentarité avec le système officiel, leur propre système d’exploitation informel muni de règles et de conventions propres. Cette révolte déclarée contre les prétendus capacités de gestion de l’autorité publique et l’affirmation concomitante d’une identité de classe différente, s’insérait dans un processus historique d’évolution politique brutale qui secoua le pays et ébranla jusqu’aux bases mêmes de ces institutions, et que nous reconnaîtrons sous le terme de Violencia. Cette période de guerre civile fit suite à l’assassinat du leader politique Gaitan, un passionné d’égalité sociale, farouche adversaire déclaré des oligarchies dominantes qu’ils jugeait parasitaires et inactives. Volontiers paternaliste envers le peuple, il souhaitait « que des mesures sociales vinssent adoucir la sévère loi du marché » et rêvait d’une société de petits propriétaires productifs, indépendants et durs à la tâche. Entouré et plébiscité par les caciques libéraux mettant à son service leur propre clientèle, il entendait débarrasser le pays de ces hiérarchies de pouvoir et proposer l’avènement d’un nouvel ordre social comme alternative au système politique conservateur, sclérosé, déconsidéré et corrompu. L’émeute populaire qui suivit l’assassinat de ce caudillo libéral, le Bogotazo, concrétisa le processus amorcé de dégradation politique du pays, et précipita l’État au coeur d’une crise sans précédent qui allait entraîner son effondrement. Le régime, bien que civil, ne tenait alors sa légitimité que par la force de la répression de l’armée, et Laureano Gomez, nouveau président conservateur, était fermement décidé à en finir avec la Démocratie et le suffrage universel, « système inorganique... [contredisant] la nature hiérarchique de la société ». Il ne parvint en fait qu’à perdre le contrôle effectif sur son propre parti et assista, impuissant médiateur des querelles partisanes, à la déliquescence progressive de l ’État. Les institutions se politisèrent, l’administration, la justice et la police « n’étant plus qu’une mosaïque de forteresses partisanes qui s’affrontaient sauvagement ». Dans un tel cadre d’anarchie, des régions entières échappèrent à tout contrôle : tel fut le cas pour les districts miniers esméraldifères. Profitant du marasme et de l’incertitude politique provoqué par cette période de guerre civile, les gamonales locaux y renforcèrent leur pouvoir sur leur clientèle, et affirmèrent leur autonomie vis-à-vis des hiérarchies partisanes de la capitale visiblement dépassées par les événements. Grands bénéficiaires du conflit, ils édictèrent leurs propres lois et conventions, prenant l’ascendant dans les régions minières par la force de leurs groupes armées et de leurs intimidations face auxquelles l’administration en crise ne pouvait empiriquement lutter. En s’affirmant comme contre-pouvoirs, ils furent très vite tenus comme seule institution légitime de la région. Aux chulavitas, des policiers « débridés » ayant reçu l’ordre du gouvernement d’anéantir les subversions, ils opposèrent les pajaros, des tueurs à gages chargés de défendre la nouvelle intégrité restaurée des exploitations minières. Rappelons que ces luttes s’habillaient d’une aura partisane, une excuse qui permit surtout l’expression de stratégies individuelles d’ascension sociale, et qui rendit plus complexe de faire la différence entre violence politique, conflits claniques et délinquance commune. Ces différentes considérations expliquent l’échec cuisant et le retournement de la tentative de gestion monopolistique des mines par la Banque de la République. En effet, l’effondrement de l’État et la violence politique qui n’épargnait personne impliquèrent l’érosion du faible pouvoir de coercition de l’administration des mines et la décadence de l’architecture institutionnelle de la sphère d’activité, incapable d’assumer et de rationaliser le pilotage sectoriel dans une telle situation de crise. Cette période troublée fut propice au développement de la corruption du cadre administratif de gestion et d’exploitation des ressources, qui autorisa la recrudescence des vols de production, les ententes informelles conclues avec les caciques locaux pour l’attribution non officielle de zones d’extraction privilégiées, et tout acte de prévarication qui trouvait sa justification dans la logique de survie en situation de crise globale du système. L’effondrement général réduisit ainsi drastiquement les avantages de l’ordre existant imposé par la Banque de la République, et donna sa chance aux conventions informelles, le seuil à partir duquel elles devinrent viables et opératoires dans l’organisation productive étant alors dépassé. En 1965, le gouvernement annonça officiellement la fin de la Violencia, et deux ans plus tard, procéda à la création d’une entité para-étatique sectorielle chargée d’impulser le développement de la branche minière jugée essentielle pour le pays. L’ancien système fut aboli au profit de la définition d’une nouvelle architecture institutionnelle officielle dont l’objectif premier était de concurrencer et de supplanter les modes d’organisation informels de la production et du commerce des émeraudes, résultant de vingt années de dérive administrative, et de lutter contre la contrebande des réseaux institués parallèlement par les gremios de l’émeraude. Le dispositif institutionnel changea : l’État, propriétaire des zones de production, projeta au travers d’Ecominas, de réguler la distribution nationale et internationale de pierres précieuses en fixant les prix de la marchandise, les marges autorisées et les procédures de développement de l’activité productive. Les compagnies d’État et les compagnies privées sous contrats se trouvaient donc tenus d’honorer le versement de royalties calculées sur le niveau de la production, et non plus seulement de s’acquitter du prix de la concession ; elles étaient également dans la stricte obligation de respecter les règles définies par la puissance publique sur les modes d’organisation et les configurations productives de l’activité. Pressé de trouver des capitaux pour financer les réformes économiques et sociales impulsées par l’Alliance pour le Progrès, l’État substitua au monopole sur la production, un monopole sur la distribution du produit qui se voulait être une reconnaissance partielle des forces agissantes dans les districts miniers. Malgré cela, les circuits informels perdurèrent, les conventions sus-définies étant considérées comme un recul dans l’organisation libérale attendue de la production et du marché. La supériorité des conventions informelles dans un tel cadre s’exprima au travers du développement sans précédant des petites exploitations informelles indépendantes et de la guaqueria, alimentant en production les réseaux informels résultant du démembrement ultérieur des activités attribuées traditionnellement à l’État. L’affrontement de deux structures organisationnelles contradictoires, un monopole d’État et un circuit concurrentiel informel, impliqua donc un régime économique de fonctionnement profondément instable sur la période. Compétitif sur les prix proposés du fait des politiques protégeant trop bien les produits d’exportation de la concurrence, le circuit parallèle absorbait près de 90% des émeraudes produites nationalement et concrétisait ainsi la prédominance de rapports de pouvoir entrant en conflit avec la loi par suite du divorce de l’individuel et du collectif, consommé par des années de gestion administrative plus parasitaire que régulatrice. L’émeraude fournissait donc peu de revenus à l’État en raison des déperditions considérables dues à la suprématie affirmée des logiques parallèles dans la filière. En conclusion, le mode de régulation sectoriel (officiel) en vigueur fut incapable de renverser des enchaînements conjoncturels défavorables au régime économique de fonctionnement. Des luttes socio-politiques remettaient perpétuellement en cause les dispositifs institutionnalisés, et l’émergence de stratégies individuelles détruisit les composantes de la régulation d’ensemble. Le nouvel état des structures sociales se révéla donc très vite incompatible avec la reproduction économique du système sur une base élargie. Les logiques parallèles et la montée en puissance des lobbies miniers provoquèrent la perte totale du pouvoir de contrôle de l’État dans les régions d’extraction. Les mines durent être occupées par les forces militaires, et Ecominas se vit contraint de recommander l’ouverture d’une adjudication privée des sites de la réserve nationale pour relancer la production. La généralisation des stratégies individuelles du circuit informel avait produit une régulation parallèle excluant l’État du champ du marché. Au fur et à mesure de l’effort de structuration de la filière informelle, c’est une conjonction inverse qui a donc frappé l’organe de l’État en le désagrégeant de l’intérieur et en phagocytant son pouvoir sur la régulation de la filière. Nous en sommes arrivés à une forme particulière d’organisation de la production et du marché national de la ressource, un « No law’s land » de l’activité économique caractérisé non pas par l’absence de règles, mais par la prédominance de normes établies d’une manière parallèle sur le pouvoir décisionnel et directif de la puissance publique. La faillite du système de gestion d’État a donc été en grande partie provoquée par l’explosion des comportements informels individuels qui ont remplacé peu à peu le comportement collectif officiel dans le processus de régulation de la filière. D’abord chaotique, un système stable s’instaura bientôt sous l’influence discrète de l’État, contraint de reconnaître la nouvelle répartition des pouvoirs et les rapports sociaux parallèles prédominants en édictant des normes compatibles à cet environnement, formalisant l’informel par une vaste politique de légalisation déguisée. Ces changements contribuèrent au passage d’un régime économique de fonctionnement sectoriel à un autre, plus efficace certes du point de vue organisationnel, car régi intrinsèquement par un dispositif institutionnel issu du conditionnement de l’officiel à la logique de l’informel. NB : Ce texte est issu d'un travail personnel. Merci de me citer si vous l'utilisez. |