LA FILIÈRE DE l'ÉMERAUDE COLOMBIENNE


 

 

 

Section 3 : Les Chroniques de la "Guerra Verde"

A) Guerres et paix à l’ouest du Boyaca

• Les premiers affrontements
La Guerra Verde
• La paix

B) L’histoire du dispositif institutionnel du secteur de l’émeraude : un bilan des compromis

• Période 1 : avant l’indépendance
• Période 2 : de l’indépendance à la fin de la deuxième guerre mondiale
• Période 3 : de la crise de quarante-cinq à l’avènement institutionnel de la puissance de l’informel des années quatre-vingt

 


 

 


 

Conclusion

                            Au fil de l’histoire, nous avons pu voir précisément comment se sont enchaînées les différentes configurations productives du secteur de l’émeraude, et de quelles manières se sont définis, puis réalisés les processus de transformation et d’évolution de sa structure institutionnelle. Cette expérience nous a ainsi donné la possibilité de vérifier les conditions réelles dans lesquelles prennent naissance les contrats les plus divers, aussi bien ceux qui lient le travailleur à son employeur que ceux qui permettent la coordination des échanges, ceux qui sont destinés à organiser l’activité économique comme ceux qui servent à la définition de l’infrastructure institutionnelle. Afin de prouver que l’informel n’était pas simplement un phénomène marginal, conjoncturel ou déstructurateur, nous l’avons abordé selon l’angle de ses manifestations pour mieux en apprécier la nature véritable. Or, notre problématique est justement de prouver qu’en dépit des présupposés théoriques relatifs à ce domaine, l’informalité s’est progressivement construite de concert avec la formation institutionnelle des bases de l’organisation étatique, et a évolué avec la puissance publique selon une dynamique non pas fondamentalement contradictoire du style des vases communicants, mais plutôt de détermination réciproque. De ce fait, pour juger de la place qu’occupe l’informel dans la dynamique développementale de la Colombie, et en l’occurrence dans cette première partie, pour en cerner l’importance dans le cadre de la définition historique de la configuration productive et administrative de l’exploitation d’émeraudes, il nous aura fallu remonter aux origines de la constitution de la société coloniale pour définir le pourquoi mais aussi le comment de la chose.

                Ainsi, nous avons pu voir que l’organisation sociale mise en place par les colons résultait de la juxtaposition de deux sociétés polisegmentaires simplement composées appartenant à deux espèces différentes situées inégalement haut sur l’arbre généalogique des types sociaux. À ce titre, dés l’origine, nous nous trouvons donc en présence d’une espèce nouvelle de société qu’il nous faut juger sous l’égide du degré de coalescence de ses différents segments. En l’occurrence, nous pouvons dire que les clans issus de la composition originelle de la société ont affecté son organisation politique et administrative car ils ont gardé une certaine individualité attestant d’un faible degré de coalescence. L’action de ces membres y est donc restée en général éminemment localisée, une constatation qui nous pousse à admettre une première hypothèse quant à la nature du contexte et à la perception de l’environnement des agents constitutifs de l’organisation systémique. Même si l’importation de règles édictées depuis la capitale européenne fut destinée à engendrer les fondements des bases de la société coloniale, c’est l’incertitude la plus radicale qui éclaira les comportements des individus car la spécificité normative des conventions originelles ne trouvait qu’un écho limité dans le cadre social sur lequel elle entendait affirmer son emprise. La conditionnalité dans l’application des règles et l’opportunisme comportemental furent donc présents très tôt dans les mentalités américaines en raison d’une inadaptation des dispositifs normatifs à la réalité du contexte environnemental, une déconnexion toujours potentiellement créatrice de nouvelles opportunités issues de la dilution des contraintes existantes dans le champ des nécessités fondamentales.

                L’évolution systémique qui s’en suivit et qui se matérialisa par l’Indépendance ne fut donc pas le résultat d’un mécanisme naturel, mais plutôt la marque d’une généralisation des comportements déviants à la norme importée désagrégeant la pertinence de son application par l’apparition de nouveaux modes d’organisation jusqu’au point de remplacement effectif des anciennes conventions obsolètes. Ce processus qu’un jugement de court terme qualifierait d’éminemment déstructurateur, est donc dans une vision dynamique de long terme fondateur d’une structure organisée alternative réduisant paradoxalement l’incertitude et la manifestation des comportements opportunistes qui achevaient de détruire l’ancienne configuration. Dans ces termes, les comportements informels au niveau économique (détournement et spoliation du quint royal, organisation opportuniste de l’activité économique, individualisation et différenciation des comportements de travail...) et politique (prévarication des fonctionnaires royaux, constitution de réseaux d’influence et de groupes de clientèles, remise en cause de l’autorité déléguée, détournement des charges et des techniques d’administration...) constituèrent les bases fondamentales du processus qui précipitera le système colonial dans les guerres d’Indépendance en réfutant d’une manière croissante l’autorité légitime du pouvoir royal.

                Dans le situation d’incertitude et d’imprévisibilité qui en découla, ils constituèrent également le socle de la définition des nouveaux modes d’organisation systémique, le substrat sur lequel devaient se constituer les mécanismes de coordination dynamique de la superstructure institutionnelle. Dans un tel contexte libéralisé de toute influence extérieure, une volonté d’explication conjointe de l’influence des individus sur les structures économiques et sociales et du poids des structures sur les comportements individuels, nous a conduit à considérer l’exemple du secteur de production de l’émeraude, une filière de référence car les comportements et les processus qui y naissaient, n’avaient jusqu’alors jamais été parfaitement contrôlés et organisés. Ses grandes capacités de production de valeur ajoutée en faisait également un point de confluence de toute stratégie d’organisation économique et industrielle étatique, car cette ressource naturelle constituait à l’évidence « un don de la nature » susceptible d’engendrer une rente quasi inextinguible en considération des importantes réserves nationales. Autant dire que cette filière constituait un terrain d’expérimentation idéal dans notre problématique de recherche de la nature de l’informel et de ses incidences sur les modes de définition des structures et des procédures de régulation systémique globale.

                Ainsi, au travers de l’étude du système productif de l’émeraude en tant qu’organisme évoluant dans le temps historique, nous avons pu constater que la définition des règles de l’exploitation s’était souvent faite sur la base d’un rapport de force entre l’autorité publique et les autorités privées locales, chaque tentative d’organisation étatique non assortie de mécanismes complexes pour réduire l’opportunisme ambiant augmentant paradoxalement l’entropie de la configuration mise en place. Nous pouvons donc en déduire que les comportements déviants qui s’expriment avec une permanence rituelle depuis les débuts de l’exploitation minière ont acquis dans la dynamique historique la force de conventions instituant des règles (sans pour autant qu’elles soient complètes) et/ou une relation de subordination à des centres locaux de décision indiquant aux agents le comportement à adopter. Ce système de valeurs constitue à ce titre une norme héritée de l’histoire à laquelle les agents sont contraints d’adhérer sous peine d’être exclus du jeu, aussi contraignante que n’importe quelle règle publique établie. À partir de là, il est facile de conclure que l’informel est une institution fondamentale socialisante du système établi,  reproduisant un rapport de forces entre les différents agents du système économique tout en leur permettant d’échanger et de produire.

                En définitive, de l’observation des « réalités de l’économie concrète », notre approche positive nous permet de déduire un certain nombre d’hypothèses précieuses pour expliciter les modes de création des institutions économiques et éclairer sous un autre jour le phénomène de l’informalité. Ces constatations issues d’une vision en dynamique nous éloignent nettement du cadre d’analyse théorique néoclassique sur plusieurs points centraux. En premier lieu, il ne semble pas exister de situation pareto-optimale de référence en fonction de laquelle les acteurs définiraient leurs stratégies ou adopteraient des mesures correctrices pour rapprocher le système de cet optimum providentiel et équilibré. Souvent par contre, ces agents auront tendance à investir dans des logiques particulières au regard des bénéfices individuels qu’ils escomptent en tirer, mais sans pour autant avoir la certitude que leur comportement sera forcément générateur d’un tel effet. Par conséquent, ils agissent dans un univers incertain où les stocks d’informations sont asymétriquement réparties, des contraintes qui en engendrant l’apparition de rentes sont toujours susceptibles d’être exploitées par les agents agissant sur le système pour en modifier le fonctionnement à leur profit. Cependant, comme Hirschman nous l’enseigne, les comportements de maximisation de l’utilité individuelle ne sont pas forcément inhérents à la nature humaine.

                « Tout au contraire, dans certains systèmes sociaux, les règles sociales interdisent aux individus d’adopter un comportement individualiste et un système de valorisation monétaire de l’utilité. Dans de telles sociétés, il est difficile de prétendre que les institutions sont le fruit d’une optimisation des fonctions d’utilité individuelle de chacun des membres de la société. Une autre rationalité préside à leur pérennisation ».

                De ce fait, il ne faut pas nous méprendre sur le rôle véritables des structures sociales et des obligations non-économiques dans lesquelles toute activité économique est enchâssée ; a contrario du système fonctionnaliste popularisé par Williamson, il n’y a donc aucun automatisme dans l’apparition des institutions économiques, ces dernières étant plutôt « construites par des individus dont l’action est facilitée et limitée par la structure et les ressources disponibles des réseaux dans lesquels ils s’inscrivent ». Ce raisonnement peut également s’appliquer à toutes les autres formes institutionnelles (famille, État, système judiciaire...), car il est désormais clair que d’autres causes plus complexes que la stricte recherche de l’intérêt président à la formation de ces institutions. Des exemples particulièrement éloquents de ce phénomène nous ont été donnés par l’histoire colombienne et plus précisément par celle de la constitution de l’organisation productive sectorielle de l’émeraude. Rien d’étonnant donc à ce que nous abandonnions définitivement les modèles d’action « sous-socialisés » classiques où la tradition utilitariste entend représenter le point d’orgue de toute organisation rationnelle de l’activité.

                Cette constatation en amène une autre qui pourrait apparaître à première vue comme contradictoire. En effet, le fait que les agents puissent suivre des coutumes, des normes ou des habitudes n’impliquent pas forcément qu’ils le fassent d’une manière purement automatique et  mécanique comme voudraient l’analyser trop souvent les économistes réagissant épidermiquement à cette introduction des influences sociales dans le champ institutionnel. Un tel modèle que l’on pourrait qualifier de « sur-socialisé » à l’instar de M. Granovetter, supposerait en fait que l’on dénie toute rationalité individuelle aux acteurs qui composent le système en les présentant comme des individus perpétuellement et inconditionnellement influencés et dirigés par lui. Or, si il y a bien une chose que nous retenons des approches de Durkheim, c’est qu’au contraire les comportements sociaux des agents sont constitutifs d’un modèle social qui, en se densifiant, rétroagit à son tour sur les consciences individuelles, mais qui est toujours susceptible de changer par la force de l’expression des comportements qu’ils abritent. Il n’existe donc aucune imperméabilité des modèles de comportement aux relations sociales courantes et évolutives, capable d’intérioriser une fois pour toutes les actions dans un système immuable et rigide. L’informel en constitue une preuve indéniable, que l’on considère le système colonial où la désobéissance aux règles normatives édictées par la Couronne a entraîné à terme la constitution d’un mouvement sécessionniste, ou que l’on aborde la période post-indépendance dans laquelle les comportements parallèles et/ou opportunistes ont conduit à la définition d’un mode alternatif de l’exploitation de l’émeraude. Donc, à l’évidence, les acteurs du système sont doués d’une certaine rationalité individuelle qui les poussent à adopter des stratégies visant à améliorer leur bien-être, même si cette dernière ne peut être que procédurale car leur capacité personnelle d’analyse est limitée par les asymétries informationnelles des agents et leur incertitude sur l’avenir.

                Par conséquent, il nous faut rentrer un facteur de plus dans notre analyse qui puisse rendre compte à la fois de l’importance des effets sociaux dans la constitution des modes de comportements et de ceux de la rationalité individuelle dans leur expression organisationnelle. L’opportunisme, cette aptitude à agir selon les circonstances pour en tirer le meilleur parti en faisant peu de cas des principes, doit donc être relativisé si nous voulons l’intégrer dans ce modèle explicatif. Pour cela, il faut pouvoir s’accorder sur une définition précise de ce qui constitue les principes réels d’une société. Nous connaissons déjà les problèmes engendrés par ce type de comportement dont nous avons trouvé des exemples parlants dans ce premier chapitre:

                - l’aléa moral (moral hazard) issu d’un défaut d’observabilité « est lié aux pertes qu’occasionne un agent lorsqu’il ne fournit pas la contrepartie attendue par l’autre et que ce dernier ne peut mesurer exactement le préjudice qu’il a subi ».

                - le « hold-up » est dû à la difficulté d’établir un critère objectif permettant de partager la quasi rente issue de l’organisation coopérative, chacun des acteurs tentant naturellement de se l’approprier.

                À partir de là, si nous nous resituons dans une perspective dynamique inverse à celle retenue théoriquement par les approches des contrats, nous nous apercevons que, par le jeu de l’apprentissage, l’opportunisme est temporellement relativisé si l’agent lésé en t recontracte en t+1 avec le responsable de ce comportement. Le premier en tiendra compte, quitte à demander des compensations pour le préjudice subi auparavant, tandis que le second ne pourra plus bénéficier de la rente créée par son comportement en vertu de l’asymétrie informationnelle qui lie les deux contractants. Sur plusieurs périodes, l’opportuniste potentiel sera dissuadé d’adopter un tel comportement ex ante s’il sait qu’il existe la possibilité de représailles ex post. Néanmoins, pour qu’un tel schéma soit complet, il nous faut prendre en compte la relativité temporelle des effets sociaux qui s’exercent sur le comportement des individus. En effet, l’ordre produit est toujours forcément arbitraire et contingent aux caractéristiques du contexte dans lequel il se développe. Il est problématique également dans la mesure où il peut être remis en question par une recomposition des comportements qu’ils abritent. Cette transformation « peut être due à l’apparition de nouvelles opportunités tout autant qu’à l’apprentissage de nouvelles capacités permettant aux acteurs concernés de mobiliser des ressources nouvelles et avec elles de proposer ou d’imposer de nouveaux problèmes comme de nouvelles solutions. À travers de ce processus, une nouvelle définition de la réalité s’imposera qui permettra de construire un rapport de force différent qui pourra à son tour donner naissance et appui à un jeu nouveau ». De ce fait, l’opportunisme ne peut pas avoir qu’une seule définition valable en tout temps et en tout lieu, car sa perception est toujours relative au contexte dans lequel s’inscrivent les comportements des acteurs du système. Ainsi, l’informel ne peut pas être considéré comme un comportement opportuniste sans que l’on prenne en compte par avance le milieu où il s’exprime et les conditions sociales qui président à son émancipation. Par exemple, la spoliation des recettes directes perçues par la Couronne pour l’exploitation des matières premières du territoire est un comportement opportuniste et informel tant que ce mode d’organisation particulier ne fait pas l’objet d’une endogénéisation systémique résultante de l’adaptation des structures aux modifications des comportements. Dans la même logique, l’opportunisme comportemental peut non seulement être porteur d’une évolution organisationnelle et institutionnelle, mais également servir d’autres causes que la simple recherche de l’intérêt individuel :   comme exemple, il suffit d’évoquer que la manifestation de l’opportunisme relationnel peut mettre en exergue l’incomplétude des contrats et des procédures de régulation qui leur sont attachées. Le non respect des termes contractuels et l’informalité peuvent à ce titre être considérés comme les moteurs du changement social et économique de toute organisation systémique où ils apparaissent.

                Mais il faut néanmoins faire attention aux implications de cette dernière assertion : la présence de l’informalité ne signifie pas simplement que l’État et les procédures réglementaires officielles qu’il supporte et entretient, soient défaillants et doivent à ce titre être perfectionnés. Les comportements informels peuvent également être pleinement constitutifs de cette incomplétude dans la réalisation normative du système et ne pas concourir pour autant à ramener le système vers un pseudo équilibre organisationnel officiel. En effet, qui dit informel ne dit pas forcément manque d’organisation et de règles puisque, comme nous l’avons vu, ce milieu est soumis à une structuration pointilleuse. Ainsi, dans un univers incertain où règne l’imprévisibilité, il existe souvent des normes parallèles se développant sur le long terme pour permettre la perpétuation des activités et/ou des échanges même si selon l’angle de vision de la législation étatique, il ne s’y manifeste que des comportements purement opportunistes. En fait, dans une telle situation, des réseaux personnels issus de la structure sociale et du contexte environnemental existants, ont tendance à se structurer autour de cette déconnexion entre l’esprit et la lettre des normes établies, canalisant les comportements individuels et collectifs vers une forme commune qui, non seulement, introduira un mode organisationnel nouveau et profitable pour ses acteurs, mais de plus, limitera les configurations qu’il pourra prendre dans l’avenir. Ce processus est donc créateur d’une forme d’institutions qui, en commençant « à se développer sur la base de modèles d’activités construits autour de réseaux personnels », résisteront à toutes tentatives de rationalisation technique extérieure, et dont les dimensions configurationnelles auront tendance à se « verrouiller » dans l’avenir. En ce sens, nous pouvons dès lors affirmer que l’informel peut être considéré dans certains secteurs comme une forme institutionnelle participant à ce titre au mode de développement du système concerné.

NB : Ce texte est issu d'un travail personnel. Merci de me citer si vous l'utilisez.